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Que la peste soit toujours avec lui

L'écrivain Patrick Deville ressort de l'oubli la figure du scientifique morgien Alexandre Yersin.

25 oct. 2012, 00:01
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A lire: "Peste & Choléra", Patrick Deville. Ed. du Seuil, 220 pages.

info@lacote.ch

Il a sa rue à Morges et une place dans le 13 e arrondissement à Paris, mais c'est au Vietnam qu'aujourd'hui encore on vénère sa mémoire. Grâce au doux poison de l'écriture qu'il s'est inoculé avec talent et dont il ne saurait se vacciner, Patrick Deville glisse sa plume dans la vie et dans les pas d'Alexandre Yersin. Des soirs du Second Empire aux crépuscules de la Seconde Guerre mondiale, il tisse tous les fils qui forment l'écheveau du destin extraordinaire d'un homme qu'il nous sculpte comme le dernier de son époque. Alexandre Yersin aurait pu être un Suisse tranquille, chercheur reconnu trônant sur sa renommée et traverser l'Histoire, la grande, avec la stature héroïque d'un académicien. Mais cette vie qui palpitait si fort dans son sang l'a naturalisé Indochinois, Français d'Extrême-Orient, scientifique par devoir et bourlingueur par vocation.

 

Vibrionnant

 

Pour le mettre en lumière, en relief, en évidence, Patrick Deville a isolé, identifié, son Yersin comme le virus le plus vibrionnant du bouillon microbien qu'il avait placé en observation et en incubation sous les lentilles de son inspiration: celui de la bande à Louis Pasteur. "Je m'intéressais depuis longtemps aux "pasteuriens" dont Emile Roux, Albert Calmette et Yersin dans l'idée de leur consacrer un livre. Je me suis attaché à lui, car il a une vie magnifique et parce qu'il est le dernier des trois à mourir" , confie-t-il.

Pasteurien, Yersin le fut en diable. Chercheur de toutes petites bêtes, traqueur des microbes, il avait compris qu'après eux les pasteuriens, qu'après lui Yersinia pestis , la science deviendrait une affaire d'équipes en blouses blanches. "Dans sa correspondance, il écrit très tôt que "les beaux jours de la bactériologie sont derrière nous", et pourtant c'est considérable, ce qu'il a accompli" , analyse Patrick Deville, encore admiratif. Trouver le bacille de la peste, à la barbiche des Japonais et des Prussiens, et élaborer un vaccin apparaissent presque comme une corvée pour cet homme que la science appelle à la rescousse alors qu'il est déjà passé à autre chose. Si Yersin est pasteurien, Alexandre n'est pas pasteurisé.

Il aime la vie, il aime bourlinguer, naviguer au sextant et explorer à la machette. Yersin ouvre des routes en Indochine, dresse des cartes, tient des relevés climatiques, photographie des peuples inconnus. A Nah Trang, Alexandre Yersin adapte les espèces, plante, cultive, bâtit et finit par se tailler un petit empire indochinois. Il consigne tout dans des carnets noirs et des lettres "miraculeusement sauvés" et pieusement conservés par l'Institut Pasteur et que Patrick Deville a pu dépouiller.

Entre les voyages, la navigation, la curiosité scientifique, les combats et les blessures, la légende de Yersin semble parfaite. Ici, il n'est point question de colonies mais d'hommes. D'hommes à sauver, à former, à grandir. La sainte vie de Yersin c'est l'antithèse lumineuse des noirceurs conradienne, entre "Au coeur des ténèbres" ou "Un avant-poste du progrès".

 

"Célibatorium"

 

A bien regarder, il n'y manque rien. Sauf peut-être une femme, des femmes? Enfin d'autres femmes que la mère et la soeur. Des hommes, Yersin en rencontre. Souvent des comme lui, des orphelins ou des déracinés qui deviennent ses compagnons de route et, parfois, de "célibatorium". "J'ai trouvé ce terme dans sa correspondance et c'est la seule fois qu'il laisse passer quelque chose d'intime, sans s'appesantir. Ce n'est pas romanesque mais ça l'humanise" , confie l'auteur qui - comme son lecteur - se contentera à ce chapitre, de cette brève allusion toute pasteurienne d'hygiénisme.

Patrick Deville écrit plume au clair et donne à son épopée ampleur et fluidité. On mord dans cette destinée et on dévore ce beau roman comme Yersin semble avoir croqué sa vie. Et quand on le referme, il nous reste un sentiment étrange.

Touche à tout de génie, celui que Patrick Deville perçoit comme un "héritier des Lumières" et que quelques vieux Vaudois surnomment encore "Yersin la peste" serait le dernier homme du XIX e . Un découvreur ultime, un ultime découvreur. En tout cas un homme à (re)découvrir.

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