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Quand Metin Arditi parle de son amour pour son pays d'adoption

A l'occasion de la fête du 1er août, l'écrivain d'origine turque Metin Arditi était au Château de Tannay. Il a subjugué le public avec un discours particulièrement émouvant sur l'amour qu'il porte à son pays d'adoption, la Suisse.

02 août 2014, 14:53
Metin Arditi, l'écrivain a fait un discours remarqué à Tannay.

"C’est d’amour que je veux vous parler.
L’honneur qui m’est fait en m’invitant à m’exprimer devant vous est très grand. J’y suis infiniment sensible, à la fois du fait de l’importance de l’événement, la Fête nationale, celle de tous les Suisses, fête de l’union, fête aussi de tous ceux qui habitent la Suisse, contribuent à son bien-être, et qui n’ont pas, ou pas encore, un passeport à croix blanche, oui, je suis sensible à l’honneur qui m’est fait car précisément je suis, comme on dit, un Suisse à quatre sous, un naturalisé. Que vous m’ayez choisi, M. le Syndic de Tannay, me touche, cela en dit long, aussi, sur votre sens du partage et votre propre amour de la patrie. J’espère que mes paroles porteront le mélange de fierté et d’humilité que je ressens ici devant vous.

Une enfance à Paudex

Mais plus encore que l’honneur et la fierté, je veux vous dire mon émotion de me retrouver à Tannay, commune qui réunit en elle les quatre caractéristiques auxquelles obéissent les plus belles des communes : elle est petite par la taille et le nombre de ses habitants, elle est située au bord du Léman, elle est internationale, forte d’une cinquantaine de nationalités, et surtout, elle est vaudoise.
J’ai grandi au bord du lac, à Paudex, d’où je suis bourgeois, petite, très petite commune, la deuxième plus petite du canton après Rivaz, et qui répond aux quatre mêmes caractéristiques qui définissent Tannay. Toutes sont essentielles, mais la quatrième, vous l’aurez compris, a dans mon cœur une place à part. Depuis quarante ans que j’habite Genève, que j’aime tant, ville superbe, petite selon les standards internationaux, internationale s’il en est, située elle aussi en bord de lac, depuis quarante ans, je n’ai jamais souhaité ajouter à mon origine le nom d’une autre commune.  J’aurais pu le faire. Dans mes papiers, sous « origine », on  aurait lu : de Paudex et Genève. Eh bien non. Vaudois à 100%, Vaudois je suis, et vaudois seulement je reste, attaché à mes souvenirs d’enfance, à Paudex, où mes parents m’ont placé à l’âge de sept ans dans un internat du bord du Léman, où je suis resté interne onze années, le temps de longs dialogues avec le lac, de longues séances de pêche à la perchette, le temps des premières lectures, sur un banc de pierre dans le jardin de l’école, près d’un cognassier, le temps des premiers vrais chagrins… Oui, je reste profondément  attaché à la terre vaudoise. Au Pays de Vaud, comme on dit, et c’est de cet attachement, pour tout dire: de cet amour, que je souhaite vous parler…

Comment rendre le cadeau?

Dans le discours prononcé à sa prestation de serment, le président Kennedy a eu ce mot célèbre : Ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays.
Dans mon cas, répondre à cette injonction est impossible, j’ai été pris de vitesse, tant mon pays a fait pour moi, depuis toujours. Comment rendre le cadeau ? Ce que je peux faire en retour est dérisoire, mais au moins, devant cette impossibilité mathématique du fait de l’inégalité des dons, au moins, me dis-je, au moins que je sache aimer mon pays.

Savoir aimer

Chacun de nous le sent bien. Aimer est une chose, savoir aimer en est une autre. Il ne suffit pas de dire à un être cher : Je t’aime, je t’aime, en poussant des soupirs, pour être assuré de tout faire juste.
Un mot nous est souvent servi, dans le propos de nous donner bonne conscience. Il est de St Augustin. « Ama et quod vis fac. Aime et fais ce qu’il te plaît ». En d’autres termes, dès lors que tu aimes, tu as ta boussole. Tu feras juste.
Cette citation mérite qu’on s’y arrête. En réalité, il s’agit d’une re-traduction du français au latin, la langue dans laquelle St Augustin a écrit. Car l’un de ces mots n’est pas le sien. Pour le mot « aimer », il utilise un autre verbe, diligere. Etre attentif. La citation exacte est : « Dilige et quod vis fac ».  Dilige, c’est à dire : aime, mais avec retenue. Aime sans accaparer.

Etincelle d'admiration

Oui, j’aime immensément mon pays, mais je veux garder ce respect, cette fraîcheur, malgré la vie civile à laquelle je participe sans réserve, malgré les engagements que je refuse rarement, je veux ressentir cette étincelle d’admiration et de redécouverte. Je ne veux pas me transformer en co-propriétaire exigeant et  jaloux de ses droits. Je veux rester devant mon pays comme le touriste étranger qui va s’asseoir au milieux des vignobles de Lavaux, regarde le paysage qui l’entoure, et dit dans sa langue, quelle que soit sa langue : « Mon Dieu que c’est beau ! ».

Contradiction et paradoxe

Bien sûr, on peut se poser la question : aimer immensément, tout en gardant une distance, n’est-ce pas contradictoire ?
Parmi les nombreux et immenses cadeaux que j’ai reçus de ce pays, il y a ma rencontre avec la philosophe Jeanne Hersch, elle-même fille d’émigrés. A elle je dois d’avoir compris la différence qu’il y a entre une contradiction et un paradoxe.
Elle avait une expression qu’elle chérissait : « Lorsque vous vous occupez de condition humaine et que vous butez sur un paradoxe, c’est que vous êtes sur la bonne voie ».
Nous y voilà…

"Les mille beautés de mon  pays"

Non, pour rien au monde je ne voudrais perdre cet instant de surprise et d’émerveillement qui me saisit chaque fois que je découvre la rade de Genève prise dans la brume du petit matin, les ruelles de sa vieille ville sous la pluie, faites d’une infinité de gris, le charme intime des arcades de Berne, la puissance austère et rassurante des rues de Zürich, les rives du lac de Bienne, si sauvages et romantiques, et la vue du Léman depuis Tannay, d’où apparaissent les Voirons, le petit Salève, et au loin le Mont-Blanc, exactement le décor choisi par Konrad Witz pour peindre sa sublime Pêche miraculeuse. Non, pour rien au monde je ne voudrais perdre cette admiration jaillissante devant les mille beautés de mon pays, cette envie de sans cesse  vouloir dire : « Mon Dieu que c’est beau ! ».

Se sentir étranger

Un mot pour finir, dû à Hugues de St Victor, un moine saxon du XIIème siècle. Il a dit ceci :
« Si un homme, dans son pays, se sent à l’aise, cet homme est un naïf. Si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent à l’aise, cet homme est fort. Mais si un homme, dans son pays et partout ailleurs, se sent étranger, cet homme est parfait ».
C’est par cette citation que j’ai conclu il y a deux ans mon petit texte d’acceptation à l’UNESCO. Au moment du cocktail, une dame charmante, élégante, ambassadrice d’un pays du Moyen-Orient, s’approche de moi et me dit : « Pourquoi faut-il se sentir étranger ? ». Je lui demande : « Madame, êtes-vous mariée ? » « Oui », me répond l’ambassadrice. « Le matin au petit déjeuner, préférez-vous que votre mari vous regarde comme une personne qu’il connaît depuis toujours, ou qu’il vous découvre ? » « Ah, me répond la dame, l’air joyeux, je veux qu’il me découvre ! ». « Alors, lui dis-je, vous avez répondu à votre question ».

 

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