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Ces hommes qui ont fait l'autoroute

Le chantier de l'A1 met en lumière un pan d'histoire sociale oublié: celui des immigrés appelés en nombre pour oeuvrer au développement économique de la Suisse et du canton.

05 févr. 2014, 09:58
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Des vignes en coteaux aux viaducs en travaux, de la rivière du Boiron à la coulée de béton, du ronronnement des tracteurs au vrombissement des scrapers, un ouvrage gigantesque sortait peu à peu des entrailles de la terre. L'autoroute A1 n'était pourtant ni l'oeuvre de la génération spontanée, ni de bienveillants Titans, mais bien d'hommes qui s'y sont échinés cinq années durant. Des Suisses bien sûr, mais aussi de très nombreux étrangers, parmi lesquels des Italiens, à l'instar de Christiano Colpo, qui a quitté son village dans le nord-est du pays, pour franchir le Simplon.

"J'ai eu envie de pleurer..."

Appelé par l'entreprise de construction Perrin, ce mécanicien, qui a passé 42 ans au sein de cette société bien connue dans la région nyonnaise, se souvient encore avec précision du jour de son arrivée: "Le 23 février 1960, à 16h, j'arrivais à la gare de Nyon. Le lendemain à 8h, j'étais à Chavannes-de-Bogis, pour commencer mon travail. Je ne parlais pas le français, je ne connaissais pas un chat et je ne savais manier aucune des machines dont je devais m'occuper... J'ai eu envie de pleurer ce jour-là." Un douloureux déracinement que Christiano Colpo, âgé alors de tout juste 20 ans, surmontera avec le temps grâce à la solidarité qui existait entre ouvriers suisses et étrangers au sein de l'entreprise comme sur le chantier. Tout le monde était sur un pied d'égalité et il est arrivé à Christiano Colpo de remplacer des machinistes à la volée.

Des conditions peu humaines

Mais cette solidarité ne saurait occulter les délicates conditions dans lesquelles oeuvraient ces forçats. Lorsque le bois était mouillé, ils cuisinaient leur repas de midi au mazout. Beaucoup avaient les pieds dans la boue, car quoiqu'une partie du gros oeuvre fût mécanisée, on recourait encore à la pelle et à la pioche. De rudes conditions de travail à l'image de leur vie.

Tout le long du chantier, comme à Rolle sur l'actuel site des caves Schenk, ou dans le périmètre de l'ancien Motel de Founex, fleurissaient de frêles bâtisses de bois destinées à loger des ouvriers. Ces pavillons provisoires abritaient des dizaines d'hommes dans des conditions souvent spartiates, pour ne pas dire précaires.

Chez les "marchands de sommeil"

Bien qu'il n'ait pas connu la vie dans les baraquements, le sort n'avait pas gâté Christiano Colpo pour autant. Le retraité de 75 ans évoque avec une pointe d'amertume comment des marchands de sommeil bien connus à Nyon l'ont exploité lui et de nombreux autres travailleurs immigrés des années durant en leur louant un appartement insalubre à la rue de Rive: "Nous partagions deux chambres à huit avec des lits collés les uns aux autres. Il n'y avait pas de chauffage et on devait chauffer l'eau pour la vaisselle. Comme il n'y avait pas de douche, on se servait de l'évier pour faire notre toilette. En été, on profitait de se laver dans le lac."

Tous issus du même village, Christiano Colpo et ses compagnons faisaient contre mauvaise fortune bon coeur, développant un vrai sens de la vie communautaire. Leur situation était presque enviable, eu égard à leurs voisins du dessus. "Au grenier logeaient encore trois ouvriers. Seules les tuiles les séparaient de l'extérieur. En hiver, il faisait -10 °C et en été jusqu'à 50 °C!", s'emporte le Nyonnais.

Libéralisation puis crainte d'une invasion

Ces conditions inhumaines découlaient directement de la politique voulue par la Confédération; les autorités avaient consenti à ouvrir les frontières du moment que la présence étrangère demeurât transitoire. Les étrangers bénéficiaient d'un permis saisonnier, qui les contraignait à rentrer chez eux au bout de 9 mois.

Le système allait pourtant rapidement atteindre ses limites, comme l'atteste cette célèbre phrase de l'écrivain zurichois Max Frisch: "Nous avions demandé des bras, ce sont des hommes qui sont venus."

Cette réalité crue, les autorités fédérales en ont finalement pris conscience en signant avec les voisins transalpins un accord sur le regroupement familial en 1964, année de l'inauguration de l'A1.

Mais, cette période d'ouverture des frontières et cet accord dans la foulée vont faire naître la crainte d'une invasion étrangère et alimenter des courants politiques xénophobes, qui s'imposeront bientôt sur la scène politique avec le lancement de la fameuse initiative Schwarzenbach en 1970. Ce n'était que la première d'une longue série...

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