Genève, le 6 avril 2020
A la fille du tableau,
A la maison, il y avait ce tableau. Sur ce tableau, il y avait ce portrait de femme dont les traits appuyés par d’épaisses couches de peinture me fascinaient déjà petite. Je me plongeais dans les yeux de cette jeune fille, immobiles, transperçants, eux qui avaient déjà tant vécu. Deux billes profondes, intactes, sur le tableau comme dans la vie, qui ont vu tant de choses depuis.
Comme ce portrait qui a traversé nos déménagements, nos ruptures, nos fous rires et nos tempêtes, tu es là depuis que mon monde est monde. La même que celle du tableau, un peu plus grise peut-être, mais tu n’as pas perdu de ton éclat, juste là, dans les billes.
La jeune fille du portrait a donné la vie à ma mère au Venezuela, a vécu la guerre d’Espagne, a vu les premiers hommes marcher sur la lune, a voté avec les pionnières, a tutoyé la Seconde Guerre mondiale, a regardé le mur s’effondrer, a douloureusement enterré son aînée, puis son mari, a découvert de loin Internet, qui nous a transformés, nous éloignant tout en nous rapprochant. Et maintenant l’isolement. La solitude rôdait déjà mais elle s’est imposée à nous, à toi, à la jeune femme du tableau.
Alors on s’appelle sur nos portables, on se «facetime» sur Facebook, on se «zoom» à plusieurs, mais il n’y a pas la peau d’une main marquée par le temps et pourtant si douce, il n’y a pas l’odeur et le goût du café partagé, il n’y a pas la voix un peu tremblotante et pourtant si précise lorsqu’elle raconte minutieusement avec exactitude et ferveur les moindres détails de ses différents récits. Bien sûr on l’entend à travers l’écran, mais elle est saccadée, entrecoupée, compressée, déformée.
Heureusement il y a les billes, l’éclat qui transperce l’écran comme le cadre, l’amour qui déborde. Tout ça, ça reste là.
Comme le tableau dans le couloir chez maman.
Et cette jeune fille que j’aime tant.
A toi Maryse,
Ton unique petite-fille
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