Edi, 37 ans, est pêcheur et propriétaire de maisons d’hôtes à Pulau Pari. Marié et père de trois enfants, il est né et a grandi sur cette petite île indonésienne située au large de Java et de la capitale Jakarta.

En novembre et décembre 2021, des inondations submergent les zones situées à proximité des plages.

Résultat: le tourisme, premier secteur d’activité de l’île, est réduit à néant durant des semaines. Les excursions en bateau proposées par Edi n’ont pas pu avoir lieu, la plupart des réservations dans ses deux maisons d’hôtes ont été annulées et les recettes issues de la pêche ont chuté.

Les 1500 habitants craignent pour leur avenir. La multiplication des inondations et la hausse du niveau de la mer mettent leur habitat en danger. En 2022, Pari a encore été inondée à cinq reprises. L’île a déjà perdu 11% de sa surface. D’après les estimations de l’institut de recherche américain Climate Central, une grande partie de l’île aura disparu d’ici 2050.

null

Edi, 37 ans, pêcheur. Il estime «injuste» que les habitants de l’île doivent subir les conséquences du changement climatique, alors qu’ils n’y ont pas contribué. EPER

Edi, Asmania, Bobby et Arif ont décidé d’agir contre ce qu’ils considèrent comme une «injustice»: les habitants de Pari n’ont pas contribué au changement climatique, mais ils en subissent les conséquences. Soutenus dans leur démarche par l’Entraide Protestante Suisse (EPER) et l’ONG indonésienne Walhi, ils ont annoncé mercredi le dépôt d’une plainte civile contre Holcim auprès du tribunal cantonal de Zoug.

Selon une étude mandatée par l’EPER, le géant helvétique du ciment et leader mondial a produit 7 milliards de tonnes de CO2 entre 1950 et 2021, soit 0,42% des émissions industrielles mondiales depuis 1750, deux fois plus que l’ensemble de la Suisse sur la même période.

«Pas pour l’argent»

Les quatre habitants de Pari exigent que l’entreprise participe à la réparation des dégâts proportionnellement à ses émissions de CO2 depuis sa création, qu’elle prenne en charge une partie des mesures de protection et qu’elle s’engage à empêcher des dégâts supplémentaires. Sur ce dernier point, selon les plaignants, Holcim devrait réduire ses émissions de 43% d’ici 2030 et de 69% d’ici 2040. Ceci afin de respecter le scénario du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pour maintenir le réchauffement planétaire sous le seuil de 1,5 °C par rapport à l’époque pré-industrielle.

Les plaignants demandent au cimentier suisse un montant d’environ 3500 francs chacun. Cette somme leur permettrait notamment de réparer les murs en bambou des habitations et de planter des mangroves, arbres dont les racines ont la capacité de «casser» les vagues.

«Ils ne font pas ça pour l’argent, mais pour sauver leur île», plaide Yvan Maillard Ardenti, responsable du programme «Justice climatique» à l’EPER. «L’Indonésie est un pays à revenu intermédiaire, c’est pour cela que le montant demandé est aussi faible. Pour les plaignants, le plus important est qu’Holcim soit condamné à réduire ses émissions, afin de limiter la hausse future du niveau des eaux.»

Il est logique que les responsables paient.

Yvan Maillard Ardenti, responsable du programme «Justice climatique» à l’EPER

L’EPER espère que les quatre Indonésiens obtiendront gain de cause à Zoug, un jugement qui serait inédit en Suisse. La condamnation en mai 2021 de Shell par la justice néerlandaise lui donne confiance. Un tribunal de La Haye a ordonné au groupe pétrolier de réduire de 45% ses émissions de CO2 d’ici 2030.

«La question que le juge devra se poser est la suivante: les dégâts causés par le réchauffement climatique doivent-ils être payés par les gens sur place ou par le contributeur suisse des émissions?», interroge Yvan Maillard Ardenti. «Il est insupportable que les gens doivent réparer eux-mêmes ces dégâts. Il est logique que les responsables paient.»

null

Asmania, 39 ans, propriétaire d’une maison d’hôtes et d’un petit magasin à Palau Pari. Pour protéger sa famille des inondations, elle aimerait surélever sa maison et installer un système de filtration de l’eau lorsque les sources sont contaminées par l’eau de mer. EPER

Dans ce litige, la conciliation obligatoire organisée en octobre 2022 a échoué. L’EPER raconte qu’Holcim a rejeté toutes les demandes des plaignants. Le groupe suisse explique qu’il s’est déjà fixé des objectifs climatiques validés par la Science Based Targets initiative (SBTi), un organisme qui aide les entreprises à établir des objectifs de réduction d’émissions alignés sur l’accord de Paris. La SBTi est toutefois la cible de critiques, notamment pour son supposé manque d’indépendance vis-à-vis du secteur industriel.

L’EPER estime que la stratégie climatique adoptée par Holcim est insuffisante et trompeuse. La fondation remet en question la méthode de calcul sur laquelle l’entreprise s’est basée. Le groupe prévoit des réductions relatives d’émissions: il s’est engagé à diminuer la quantité de CO2 par tonne de ciment produit. Or, si Holcim augmente sa production de ciment, ses émissions ne baissent pas, voire augmentent.

La jurisprudence du fluor

Certains experts en droit se montrent toutefois sceptiques quant à la possibilité de juger responsable une entreprise pour les dégâts causés par ses émissions, qui étaient légales lorsqu’elles ont été produites.

Pour Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui, professeur de droit privé et membre fondateur de l’association romande «Avocat.e.s pour le climat», une condamnation est tout à fait possible, même si l’entreprise a agi dans un cadre légal. «Il n’est pas problématique d’exercer une activité comme celle d’Holcim. Mais si cette activité a causé des dommages, les plaignants ont le droit de rechercher les responsables», affirme l’avocat.

La principale difficulté du dossier est de prouver le lien de causalité entre le dommage et les émissions de CO2 du cimentier. Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui considère que ce lien peut être établi et qu’un juge peut parfaitement donner raison aux habitants de Pari. Il ajoute cependant que le droit suisse est plutôt orienté «pro-défendeur», ce qui place Holcim dans une position plutôt confortable.

Le professeur de droit estime qu’un juge pourrait se référer à une jurisprudence restée célèbre, surtout en Valais, pour trancher en faveur des plaignants. Dans les années 1970 et plusieurs décennies après la découverte des premiers dégâts, des agriculteurs de la région de Saxon lancent une procédure contre l’usine d’aluminium de Martigny pour les dommages causés sur leurs abricotiers par ses émanations de fluor.

«Sans qu’il ait été prouvé scientifiquement que les émissions de fluor avaient effectivement causé les dégâts constatés sur les cultures valaisannes, le Tribunal fédéral a estimé que les dommages découlant de ces dégâts pouvaient être imputés à l’usine», raconte Arnaud Nussbaumer-Laghzaoui. Le TF a finalement condamné l’usine d’Aluminum Martigny SA à indemniser les agriculteurs et à stopper ses émissions de fluor.

Dans le cas de l’île de Pari, le lien de causalité pourrait cependant être plus compliqué à établir.

«Un mécanisme inefficace»

Contacté par nos soins, Holcim assure que l’action climatique fait partie de ses priorités absolues. Dans sa prise de position, le groupe affirme avoir adopté «une approche rigoureuse et scientifique dans ce domaine, avec les premiers objectifs nets zéro validés de notre industrie, conformément à la trajectoire 1,5°C».

Le géant du ciment considère en revanche que les procédures judiciaires visant des entreprises individuelles ne sont pas «un mécanisme efficace pour faire face à la complexité globale de l’action climatique». Il souhaite concentrer ses efforts sur des partenariats «dans toute la chaîne de création de valeur du secteur de la construction pour accélérer la transition vers le zéro carbone».

Une action similaire a été lancée en 2015 par un paysan péruvien: Luciano Lliuya a accusé l’énergéticien allemand RWE de favoriser la fonte des glaciers. Le plaignant a été débouté en première instance, mais a fait appel. En mai 2022, une délégation d’experts et de juges s’est rendue dans les Andes pour déterminer dans quelle mesure la ville de Huaraz, située en aval du lac glaciaire Palcacocha, est menacée. La procédure est toujours en cours.

La procédure enclenchée en Suisse contre Holcim pourrait durer des mois, voire des années. La partie civile espère qu’un jugement pourra être rendu d’ici trois ou quatre ans.

Climat: la montée des océans présente la menace d’un exode d’«ampleur biblique»

Ce mardi devant le Conseil de sécurité, le secrétaire général de l’ONU a tiré la sonnette d’alarme.