Elle croule sous les récompenses depuis le prestigieux National Book Award, obtenu en 1970 pour «Eux». Elle a été plusieurs fois pressentie pour le Nobel de littérature. Joyce Carol Oates écrit depuis toujours et il faudrait une vie pour la lire. Le fil rouge de son œuvre immense, déclinée en romans, en nouvelles comme en poèmes: l’âme humaine et ses secrets qu’elle perce de sa plume incisive et cruelle, en jouant des genres – gothique, horreur, autobiographie, fiction fleuve… – après des recherches qui peuvent durer des mois. Invitée d’honneur du NIFFF (Neuchâtel International Fantastic Film Festival), l’Américaine se réjouit de voir des films comme de découvrir la Suisse.

A l’annonce de la décision de la Cour suprême révoquant le droit à l’avortement, vous avez tweeté votre courroux. Vous attendiez-vous à cette décision?

Oui. Il n’empêche que c’est terriblement navrant.

Comment décririez-vous votre pays?

Depuis 2016, les Etats-Unis sont très divisés, et c’est de pire en pire. Nous sommes en pleine tourmente.

Ce n’est pourtant pas la première fois que le pays se déchire?

Jamais à ce point. Mais jamais non plus nous n’avions élu un incapable à la tête du pays. L’élection de Donald Trump a vraiment constitué une infraction choquante dans notre histoire.

L’avortement est au cœur d’Un livre de martyrs américains, paru en français en 2019.

En effet, c’est un livre qui parle de l’Amérique d’aujourd’hui par le prisme de deux familles, l’une pour l’avortement, l’autre contre, à partir de l’assassinat d’un médecin qui pratiquait des IVG tardives – quelque chose qui s’est réellement passé. Même si je suis moi-même pro choix, j’ai voulu montrer les deux camps de la manière la plus équilibrée possible. En essayant de pas être intrusive. Ce que j’aime par-dessus tout, ce sont les personnages, la narration.

Comment expliquez-vous une telle fracture?

En fait, derrière le terme de culture war se cache la peur d’une population blanche vieillissante d’être minorisée. Comme si les Etats-Unis avaient toujours été blancs, alors que nous avons toujours été une nation d’immigrants. Cette fracture est le fruit d’une propagande agitant des thématiques telles que l’avortement comme des épouvantails, alors qu’il y a des choses tellement plus importantes, comme le réchauffement climatique.

N’est-ce pas aussi une question de convictions religieuses?

Mais avant, vous pouviez très bien être chrétien et ne pas aller voter du tout! Ou voter pour (Dwight) Eisenhower (président républicain de 1953 à 1961) parce que vous l’aimiez bien! Maintenant, tout est politisé.

Lequel de vos titres conseilleriez-vous à un lecteur curieux de découvrir votre œuvre?

Eh bien… «Blonde» (N.D.L.R: paru en 2000). L’idée m’est venue en voyant une photo de Marilyn Monroe à 16 ans, quand elle n’était encore que Norma Jean Baker. Une fille très jolie, oui, qui ressemblait un peu à ma mère, d’ailleurs, mais rien qui sorte de l’ordinaire. J’ai été fascinée par son évolution, sa transformation en blonde peroxydée. J’ai voulu en faire une parabole sur ce qui arrive aux femmes quand on en fait des produits de consommation.

Êtes-vous moraliste?

Bonne question… Je suppose que jusqu’à un certain point, tous les écrivains le sont. Ils ont, en tout cas, des idées fortes sur la manière de représenter le monde et d’en présenter une version politique et morale. Pour en revenir à «Blonde», le lecteur pourra ensuite comparer avec l’adaptation qui sort sur Netflix en septembre.

Justement, plusieurs de vos œuvres ont été adaptées à l’écran. Quel sentiment ça fait?

La première fois (N.D.L.R: en 1976), c’était très bizarre d’entendre mes personnages parler à l’écran. Depuis, j’ai appris à me détacher. Je suis très respectueuse du fait que c’est un vecteur si différent, axé sur le visuel, avec un casting, une équipe qui collabore… Tout le contraire de la littérature.

Je vous imagine (l’interview se fait par téléphone) dans votre maison du New Jersey, entourée de livres et de chats. C’est un cliché?

Mmmh… J’ai deux chats.

Vous écrivez beaucoup sur les femmes.

Oui, mais aussi sur des garçons et des hommes. J’ai un large panel de personnages à mon actif.

Vous êtes connue pour votre incroyable productivité. Vous ne souffrez jamais de l’angoisse de la page blanche?

Oh non. J’ai beaucoup, beaucoup de choses en cours, des dossiers qui débordent d’idées. Ce qui me manque, c’est le temps. Je peux passer une heure sur une phrase, une journée entière sur un paragraphe.

Allez-vous écrire en Suisse?

Dans l’avion, peut-être. Mais je viens voir des films et je vais m’y consacrer. J’ai hâte, d’abord parce que j’aime le genre fantastique. Et puis, je vais être très impartiale. Quand je lis, l’œil critique ne me quitte jamais vraiment, d’autant que j’enseigne également la littérature et que j’écris des critiques de livres. Mais là, ça va vraiment être du plaisir pur.

Quels films récents vous ont marquée?

J’ai beaucoup aimé le «Macbeth» de Joel Coen (2021, disponible sur Apple TV). C’était vraiment excellent. Beaucoup moins «Everything Everywhere All at Once» (sortie en Suisse romande en septembre), très répétitif. Mais intriguant.

Connaissez-vous la Suisse?

Non, je me suis rendue dans tout un tas de pays d’Europe, mais jamais en Suisse. Tout le monde me dit que je vais adorer, que c’est si beau, les gens agréables. Après le festival, avec une amie, nous allons un peu prendre le temps de découvrir le pays.

Vous savez que c’est un tout petit pays?

Mais c’est très bien! Les Etats-Unis sont beaucoup trop grands! On a ces énormes métropoles urbaines et des zones désertes comme le Dakota, où personne n’habite et qui ont un pouvoir politique démesuré. Les Etats-Unis me font penser à un dinosaure chancelant avec une toute petite tête.

Votre nom revient régulièrement dans les papables pour le prix Nobel. Que penserait la petite fille que vous étiez de votre carrière?

Oh… Bien sûr, la réception de mes livres, les réactions de mes lecteurs me touchent. C’est gratifiant. Mais le seul retour qui compte vraiment, c’est celui des parents. Les mots que l’on écrit, c’est pour eux. Les miens sont morts, alors ce n’est plus comme avant.

Étaient-ils fiers de vous?

Oui, très. Ils étaient merveilleux. C’était des gens pas éduqués, qui ont travaillé dur. J’ai eu beaucoup de chance. Pas comme cette pauvre Marilyn.

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