Depuis plusieurs mois, Giuliano da Empoli est fortement sollicité. Tout le monde veut l’entendre parler de son dernier ouvrage – et premier roman – «Le Mage du Kremlin», sorti en avril chez Gallimard.

C’est que l’histoire racontée au fil des pages vient éclairer de façon inattendue la guerre en Ukraine. Un récit sur l’ascension de Vladimir Poutine vue à travers les yeux de son conseiller, Vadim Baranov, personnage fictif inspiré du véritable «spin doctor» du président russe, Vladislav Sourkov.

On prête donc à l’écrivain italo-suisse la casquette de visionnaire, lui qui a terminé son manuscrit six mois avant l’invasion russe. Pourtant, il ne s’attendait pas non plus à ce que la guerre éclate. «Le 24 février, j’ai été surpris comme tout le monde», admet-il. «S’intéresser au pouvoir russe paraît une idée très maline aujourd’hui, mais quand j’ai commencé le livre, cela ne l’était pas tant que ça.»

Depuis, deux autres facteurs sont venus ajouter une pression à son calendrier: Giuliano da Empoli a remporté le Grand Prix de l’Académie française et pourrait devenir, jeudi, le nouveau lauréat du Prix Goncourt. «Le Mage du Kremlin» fait en effet partie des quatre romans finalistes.

Nous avons attrapé l’auteur entre deux rendez-vous, dans le train reliant Berne à Genève et à la veille de sa venue au Club44 à La Chaux-de-Fonds (à 20h15). Avant son retour à Paris mercredi, ce penseur à l’accent italien revient avec nous sur cette plongée au cœur des coulisses du pouvoir russe.

Pourquoi avoir choisi la forme du roman pour votre livre?

Paradoxalement, la fiction me permettait de me rapprocher du réel, en offrant une porte d’entrée dans la tête des personnages qui composent la cour bigarrée de Poutine, ainsi qu’une une dimension émotionnelle plus forte. J’ai cependant préparé ce livre comme s’il s’agissait d’un essai: beaucoup de lectures, de recherches, de voyages et de rencontres. Je me suis aussi inspiré de ma propre expérience de conseiller politique [du président du Conseil italien Matteo Renzi, ndlr] pour décrypter certaines situations.

Le personnage principal, Vadim Boranov, est inspiré du véritable conseiller de Vladimir Poutine. Pourquoi lui?

Je n’ai jamais rencontré Vladislav Sourkov mais j’ai lu de nombreux articles sur lui. Il détonait complètement des autres membres de l’entourage de Poutine. Alors qu’ils sont tous assez gris, lui m’est apparu très romanesque. Il a fait l’Académie des Arts, écrit des histoires sous pseudonyme et avait des posters de rappeurs américains dans son bureau.

S’agit-il d’une sorte d’alter ego?

Non, car son point de vue et le mien divergent totalement. Mais c’est quelqu’un avec qui je suis entré en résonance, voire pour qui j’ai ressenti de l’empathie. Même si ce n’est pas un personnage particulièrement gentil, j’en avais besoin pour réussir à entrer dans sa tête.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la Russie?

Parce que je voulais écrire un roman sur les mécanismes du pouvoir et que Moscou est le lieu où l’intensité du pouvoir me semblait la plus forte. Une autre motivation est que, de mon point de vue, le principal défaut du vainqueur est de n’avoir aucune curiosité pour le perdant. Or, l’Occident a manqué de curiosité pour la Russie pendant ces trente dernières années.

Votre livre montre que tout a commencé par la chute de l’Union soviétique, au début des années 1990…

L’expérimentation russe de ces années-là a été trop radicale. Les gens vivaient dans un système certes imparfait, mais qui avait son ordre et ses valeurs. Tout à coup, ils ont expérimenté non seulement la démocratie absolue mais aussi la compétition de marché importée des Etats-Unis. La Russie est devenue une sorte de Disneyland pour adultes munis de kalachnikovs. S'y ajoute le fait que l’Etat est tombé en faillite, le rouble s’est écroulé, tout comme le statut international du pays. Ce terreau a permis à un personnage comme Poutine d’émerger.

Une émergence que vous qualifiez d’erreur de casting. Dans quel sens?

Quand Poutine est désigné président du gouvernement, on pense qu’il sera un fonctionnaire dévoué et contrôlable. Mais quand il devient président de la Fédération de Russie, il restaure l’ordre de façon très violente. En réalité, c’est un animal de pouvoir, qui veut survivre à tous et qui, pour y parvenir, finit par tuer tout le monde, physiquement ou symboliquement, même ses proches. La guerre en Ukraine est l’évolution logique de ce qui est raconté dans le roman.

Comment ce conflit va-t-il évoluer, selon vous?

Je ne peux pas me poser en analyste de la situation actuelle. Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit avant la guerre en Ukraine. Ce qui est sûr, c’est que la logique de Poutine est d’aller jusqu’au bout. Et qu’il ne comprend que le langage de la force.

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