Note: ce texte a été amendé ce mardi 20 septembre pour corriger des erreurs factuelles.

Soudain, la complainte d’une cornemuse monte, et avec elle une clameur générale et une armée de smartphones. Il est environ 10 h 30 ce lundi matin quand le cercueil d’Elizabeth II sort du hall de Westminster pour rejoindre l’abbaye où va se tenir la cérémonie religieuse, à quelques pas de Parliament Street où nous nous trouvons. «There she is» (la voilà), souffle une voix derrière nous.

Sous la voilette noire de cette quadragénaire à l’élégance ostentatoire, les larmes coulent. «C’est la fin, elle nous quitte vraiment. Pourtant, je ne suis pas une royaliste», insiste notre interlocutrice en se mouchant. «Mais Elizabeth incarnait la constance, la grâce, l’harmonie. Et puis, elle était une femme à la tête du royaume. C’est vraiment une page qui se tourne, un changement radical.»

L’émotion lorsque le cercueil d’Elizabeth II sort de Westminster Hall, où il était exposé depuis le 14 septembre.
© Gabriel Monnet

Cette journée historique avait commencé par une marche au pas de charge à la suite d’une foule affluant de tous les côtés pour converger dans une seule direction qui englobait vaguement le quartier de Westminster, qui abrite l’abbaye du même nom et le palais de Buckingham, résidence officielle du monarque britannique.

Une marche déterminée, canalisée par les «bobbies» cordiaux mais fermes bloquant les passages piétons et les carrefours, mais vers où, vers quoi? «Where are we going, where are we going?» haletaient Helen et Quentin, sexagénaires venus de Bristol qui avaient retrouvé leur fils Henry, «prénommé en l’honneur de Henry V, oui», et son épouse Amelia. «C’est un peu apocalyptique, non?», s’inquiétait Helen.

Chaises pliables et thermos

Apocalypse ou pas, nous avons trotté avec eux jusqu’au Mall, l’imposante avenue qui débouche sur le palais de Buckingham, où Helen et Quentin ont finalement décidé de planter leurs chaises pliables et de sortir les thermos. En chemin, partout au pied des arbres, des fleurs, des dessins d’enfants avec des chiens de la race des Corgis, car la mer de fleurs devant le palais est devenue trop imposante.

L’attente sur le Mall, allée qui mène au palais de Buckingham. © Gabriel Monnet

Pour eux, une chose comptait: voir la procession funéraire, suivre un instant des yeux leur reine jusqu’à son dernier voyage. Le couple est «totalement monarchiste, insiste Quentin. Cet été, nous sommes bien sûr venus participer aux festivités pour le Jubilé de Platine (les 70 ans de règne de la défunte, N.D.L.R.). Cela fait partie de notre patriotisme, de notre fierté, de notre identité tout simplement. Regardez tous ces gens réunis, ils désirent ce sentiment d’appartenance à quelque chose qui les dépasse. Moi qui suis chrétien, je comprends très bien ça.».

Près de l’abbaye de Westminster lundi matin. Un million de personnes se sont déplacées pour voir le cortège funèbre. © Gabriel Monnet

Quentin évoque la fille adolescente de leurs voisins, critique envers la monarchie. «Je lui ai dit, que préfères-tu? Un système stable, avec quelqu’un qui est toujours là, ou un système avec des gens qui changent tout le temps? Et elle a compris.»

Le couple, fier d’avoir rencontré «Charles comme Camilla (la reine consort, N.D.L.R.)», se dit confiant envers le nouveau roi. «Lors de son divorce d’avec Diana, les monarchistes les plus convaincus étaient inquiets. Mais Camilla a apporté à Charles la stabilité dont il a besoin. Il sera un bon roi», veut-il croire.

Si la disparition d’Elizabeth II a plongé le pays dans la stupeur, elle l’a aussi, visiblement, amené à s’interroger sur le sens de cette famille royale et de l’émotion qui l’a saisie à l’annonce du décès de la souveraine. Croisée la veille dans le quartier des théâtres, une bande d’adolescentes venue fêter les 16 ans de l’une d’entre elles s’est détournée, visiblement peu emballée par nos questions.

Le prince George, fils aîné du prince de Galles, William. © Gabriel Monnet

Pas les mères qui les accompagnent, Alberta, de Londres, et Viviana, venue du Kent pour l’occasion, qui soulignent qu’à leur travail, «tout le monde discute de la monarchie et se demande si elle fait encore sens aujourd’hui.» «Moi-même, je ne sais pas quoi penser», avoue Alberta.

Elle ne se définit ni comme royaliste, ni comme fan des Windsor. Mais elle aussi insiste sur la longueur du règne de la défunte. «Elle a fait son devoir consciencieusement, quand on y pense, c’est fou, toutes ces années. Je ne pensais pas être touchée par sa mort, mais je vais lui présenter mes hommages, signer le livre de condoléances, je pense.»

«La Grande-Bretagne a encore beaucoup de comptes à régler avec le colonialisme.»

Vivina avoue une passion pour l’histoire et en particulier pour les deux reines que furent Elizabeth II et Victoria, qui régna de 1837 jusqu’à sa mort en 1901. «Je suis originaire de Namibie. Dans mon pays, il y a aussi des tribus, des chefs, des lignages. La Grande-Bretagne a encore beaucoup de comptes à régler avec le colonialisme. En même temps, vous ne pouvez pas changer l’histoire.

Nous, la communauté noire, avons un nombre record de gens qui reçoivent des OBEs» (Order of the British Empire, l’une des plus hautes distinctions accordées par la couronne, N.D.L.R.). Le pays était très investi dans les Jeux du Commonwealth. Tout ça, ça compte. Mais oui, la discussion sur le sens de l’institution qu’est la monarchie est très présente ces jours-ci, même si on ne l’entend pas trop dans les journaux anglais.»

«Je ne me reconnais plus»

De retour sur Parliament Street, Gemma, 27 ans, est venue avec sa famille, y compris sa fillette de 3 ans endormie dans sa poussette. «On s’est dit, allez, on va lui dire au revoir. Pour moi, c’est vraiment très étrange. Je sais que je vais pleurer quand le cercueil va passer devant nous. Pourtant, Elizabeth II a toujours été là, comme sa famille, et je ne me suis jamais posé de questions sur les raisons de leur présence. Je ne savais pas vraiment ce qu’elle faisait, ni à quoi elle servait. On n’en parlait pas à l’école. Et là, je ne me reconnais plus.»

Depuis le 8 septembre, la jeune femme passe, raconte-t-elle, ses journées sur Google ou devant la télévision, avalant tout ce qu’elle peut sur cette monarchie si présente et si lointaine à la fois. Même si, avoue-t-elle, nombre de gens de sa génération ne la comprennent pas. «Pourquoi vas-tu à Londres? Qu’a-t-elle jamais fait? C’est le genre de questions qu’ils me posent. Un jour comme aujourd’hui, ça leur passe vraiment au-dessus.»

Et la fortune des Windsor?

Quid de la phénoménale fortune des Windsor? «Ils ne la mettent pas en avant, insiste Gemma. Et d’embrayer sur le deuil public que doit vivre la famille. Avant de faire silence, avec l’ensemble de la foule, pour deux minutes de silence solennelles, et d’entonner «God Save the King».

La cérémonie est terminée. Bientôt, la dépouille d’Elizabeth II va passer le long de Parliament Street dans une interminable chorégraphie rythmée par une musique militaire et le bruit des tambours. De nouveau, les smartphones se lèvent. Et alors que le cercueil s’éloigne vers le Mall, certains, comme hallucinés, se mettent à courir le long de la rue, pour le garder encore des yeux aussi longtemps que possible.

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