C’est une maison géorgienne à la façade blanc crème. Située à Eaton Place, au cœur du quartier huppé de Belgravia à Londres, elle appartient au russe Andreï Melnitchenko et vaut plus de 10 millions de livres (11,2 millions de francs).

Or, comme le magnat des fertilisants figure sur la liste des proches de Vladimir Poutine sanctionnés par le Royaume-Uni, ses biens immobiliers sont gelés.

En mars 2022, ses deux méga-yachts, le Motor Yacht «A» et le Sailing Yacht «A», ont également été retirés du registre naval de l’Ile de Man, rendant leurs mouvements dans l’espace maritime européen quasi impossible.

Chalet à Saint-Moritz

Ces restrictions contrastent avec la situation en Suisse de l’homme d’affaires russe, qui a longtemps utilisé son chalet de Saint-Moritz, en Engadine, comme résidence officielle.

Il a certes été placé sur la liste des personnes sanctionnées décrétée par la Confédération en mars 2022, mais sa société de fertilisants EuroChem reste sise à Zoug, tout comme sa filiale dédiée au négoce EuroChem Trading.

Quelques jours avant d’être sanctionné, Andreï Melnitchenko s’est retiré du trust chypriote qui en détient 90% au profit de son épouse, Aleksandra Melnitchenko, qui en est dès lors devenue la bénéficiaire. Cette ancienne top-modèle serbe a à son tour été sanctionnée par la Suisse en juin 2022.

La Suisse faillit à ses obligations envers le reste du monde occidental en servant de havre à l’argent russe issu de pratiques illicites.

Bill Browder, homme d’affaires britannique

Mais EuroChem Group demeure à l’abri des sanctions. Tant qu’elle s’abstient de verser des profits, des dividendes ou d’autres ressources financières aux époux Melnichenko, la société pourra continuer d’opérer normalement depuis la Suisse, indique le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO).

Une autre de ses entreprises, SUEK (Siberian Coal Energy Company) AG, active dans le négoce de charbon depuis Zoug, reste également opérationnelle.

D’autres oligarques

Andreï Melnichentko n’est pas le seul oligarque russe à avoir eu droit à un traitement de faveur en Suisse. Andrey Guryev, qui a fondé un empire du phosphate et possède Witanhurst, manoir londonien d’une valeur de 300 millions de livres, figure sur la liste des sanctions britanniques depuis avril 2022.

La Suisse ne l’a en revanche pas sanctionné. Or, il détient une majorité des parts dans le géant du phosphate PhosAgro par l’entremise de deux sociétés, Chlodwig Enterprises et Adorabella, domiciliées à Zoug. Celles-ci ont été sanctionnées aux Etats-Unis en novembre dernier.

La Suisse n’a pas non plus imposé de sanctions au patron de Lukoil, Vaguit Alekperov, alors que sa filiale Litasco, consacrée au négoce, opère depuis Genève et que plusieurs autres filiales de son empire pétrolier sont sises sur sol helvétique.

Au Royaume-Uni, ses avoirs ont été gelés et Lukoil a été décotée de la bourse de Londres.

14 millions restitués

En février dernier, la Suisse a également annoncé qu’elle allait restituer 14 millions de francs gelés depuis plus de dix ans pour des soupçons de blanchiment d’argent dans le cadre de l’affaire Magnitsky à trois citoyens russes – Vladen Stepanov, Dmitry Klyuev et Denis Katsyv – après que le Tribunal pénal fédéral (TPF) a donné son feu vert.

Les deux premiers ont pourtant été sanctionnés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays occidentaux en raison de leur implication dans cette affaire d’escroquerie colossale estimée à 230 millions de dollars.

Différences de moyens

Au total, Londres a gelé pour 18 milliards de livres (plus de 20 milliards de francs) d’avoirs russes depuis le début du conflit en Ukraine. En Suisse, ce montant s’élève à 7,5 milliards de francs.

L’Association suisse des banquiers a pourtant estimé que les banques helvétiques pourraient héberger jusqu’à 200 milliards de francs d’avoirs russes.

Le nombre de personnes dévolues à l’application des sanctions varie également entre les deux pays. Le Royaume-Uni y consacre 70 personnes, alors que la Suisse dispose de 17 employés, dont «environ deux tiers sont dédiés aux sanctions contre la Russie», selon un porte-parole du SECO. Soit un peu plus de onze postes.

Contrairement au Royaume-Uni, la Suisse a en outre refusé jusqu’ici de rejoindre la task-force internationale REPO (Russian Elites, Proxies, and Oligarchs), mise sur pied par le G7 pour améliorer l’application des sanctions contre les oligarques russes.

«Echec» du système policier et judiciaire suisse

Ces différences entre Berne et Londres ont fait émerger un barrage de critiques côté britannique. «La Suisse faillit à ses obligations envers le reste du monde occidental en servant de havre à l’argent russe issu de pratiques illicites», dénonce Bill Browder, qui dirige le fonds Hermitage Capital Management et estime être la principale partie lésée dans l’affaire Magnitsky.

L’homme d’affaires britannique y voit «un échec» de son système policier et judiciaire et «la suite logique d’un long historique fondé sur le contournement des normes internationales pour maximiser les profits de son industrie bancaire».

La Suisse ne tend l’oreille que lorsqu’elle est mise sous pression par ses partenaires internationaux.

Bill Browder, homme d’affaires britannique

Il a déposé un recours au Tribunal fédéral pour bloquer la restitution des fonds gelés dans le cadre de l’affaire Magnitsky, qui n’a pas encore été traité.

Il est également impliqué, avec le sénateur républicain Roger Wicker, dans l’organisation d’une série d’audiences au Congrès américain pour débattre du peu d’entrain montré par Berne pour appliquer les sanctions contre la Russie.

«La Suisse ne tend l’oreille que lorsqu’elle est mise sous pression par ses partenaires internationaux», estime Bill Browder, qui appelle Washington à réviser son traité d’entraide judiciaire avec Berne.

«Mauvais signal»

Il n’est pas seul à se montrer critique. Début février, le parlementaire conservateur britannique Jonathan Djanogly et sa consœur travailliste Margaret Hodge ont écrit au Secrétaire d’Etat en charge des affaires étrangères James Cleverly pour s’opposer à la restitution des fonds gelés dans le cadre de l’affaire Magnitsky.

Un courrier dénonçant la décision helvétique, signé par des membres du Parlement européen, est aussi arrivé sur le bureau du Conseil fédéral fin février.

«Je trouve très concernant que la Suisse soit sur le point de rendre des avoirs acquis de façon illicite à trois individus affiliés au Kremlin et qui ont, de plus, été sanctionnés au Royaume-Uni», dit la députée travailliste.

«Un mauvais signal» selon elle, à l’heure où le continent a adopté un front uni contre Moscou.

Julie Zaugg, Londres / La Liberté

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