Carole peine encore à manier ses maracas. «Tu commences avec le plus aigu, sur le temps, et ensuite tu fais tourner le plus grave sur le contretemps», lui explique alors Cindy Cedeño en lui faisant une démonstration. Carole imite son instructrice et tente tant bien que mal de maintenir le tempo.

Quelques secondes plus tard, Cindy Cedeño annonce le départ aux autres participantes: «Uno, dos, tres, cuatro». La salle s’emplit alors du vrombissement mélodique des dix-huit tambours, couvrant d’un seul coup tout bruit et toute pensée intrusive.

«Quand on joue, nos soucis disparaissent», témoigne Carole, Genevoise d’origine colombienne qui a intégré la troupe il y a un mois à peine. «Au début, je venais juste pour voir. Et maintenant, je fais de la musique», s’enthousiasme la trentenaire.

Le 8 mars à tout prix

Depuis deux semaines, les percussionnistes de la «Red de Tamboreras de Suiza» se préparent pour le 8 mars, journée internationale des droits des femmes. Elles prévoient de suivre le cortège de la manifestation genevoise, qui partira de la rue du Montblanc pour rejoindre Plainpalais.

Geneve, le 6 mars 2023. Repetition des Red de Tamboreras de Suiza, en vue de la journee du 8 mars. © Magali Girardin © Magali Girardin

Ce lundi soir, le collectif répète une dernière fois dans les locaux de l’espace de quartier Sécheron à Genève. Photo Magali Girardin

Mais la météo risque de perturber leurs plans. «Il va sûrement pleuvoir», annonce amèrement Cindy Cedeño durant leur habituelle répétition du lundi soir, à l’espace de quartier Sécheron. Or, la pluie compte parmi les pires ennemis de leurs précieux instruments en bois et peau de chèvres, confectionnés pour la plupart en Colombie.

Quand on joue du tambour, nos soucis disparaissent
Carole, membre du collectif «Red de Tamboreras de Suiza»

«Il y a un abri dans le coin. Nous pourrons y jouer un moment avant le départ», suggère Laura. Agnès, quant à elle, a déjà bricolé des maracas plus ou moins bruyants à partir de bouteilles en PET et de pois chiches. Quoi qu’il arrive, «La Red» sera de la partie.

Un outil d’émancipation

Car les luttes féministes constituent le point de départ et la raison d’être de ce collectif, fondé initialement en 2016 en Colombie par le tandem Orito Cantora et Jenn del Tambo, «la première et l’unique femme à avoir remporté une compétition nationale (de tambour)», explique Cindy Cedeño, mi-admirative, mi-révoltée

C’est que dans son pays d’origine, le tambour reste un instrument réservé aux hommes, sous prétexte qu’ils sont les seuls assez forts pour les porter. «Pour nous, il représente donc un outil de résistance et d’émancipation», affirme Cindy Cedeño, fière de partager son héritage culturel au service d’une lutte politique «joyeuse et constructive».

Arrivée en Suisse en 2018, la Colombienne a eu une révélation lors de la grève féministe du 14 juin 2019, à laquelle elle avait invité Jenn del Tambo. Ebahies par la force du mouvement, les deux femmes se sont mises à rêver d’y ajouter la puissance des percussions et ont décidé alors d’importer «La Red de Tamboreras» à Genève.

Collectif multiculturel

Soutenu par la Grève féministe, le projet a immédiatement attiré des dizaines de personnes. Rebeca, elle, est tombée dessus le 8 mars 2020. «J’ai trouvé ces femmes fantastiques», se souvient la Colombienne de 25 ans. «Le collectif m’a permis de prendre conscience que les combats féministes de Colombie se retrouvaient, sous une forme ou une autre, dans de nombreux autres pays.»

Dans ce groupe, il n'y a ni jalousie, ni concurrence, seulement du soutien
Kenia, membre de la «Red de Tamboreras de Suiza»

Kenia partage le même sentiment. Cela fait deux mois qu’elle a rejoint «La Red», attirée par le caractère multiculturel du mouvement. «A mes yeux, le plus important aujourd’hui, c’est la sororité, la cohésion entre les femmes. Dans ce groupe, il n’y a ni jalousie, ni concurrence, seulement du soutien», constate la trentenaire originaire du Honduras.

Dès son lancement en 2019, «La Red de Tamboreras de Suiza» a été soutenue par la Grève féministe, dont le logo apparaît sur certains tambours.
Photo: Magali Girardin

Avec son instrument, elle compte bien montrer aux Honduriennes, mais surtout à sa fille, qu’il y a «d’autres façons d’être femme», bien loin des clichés.

Engagement sans obligation

Aujourd’hui, le collectif compte 50 membres, qui vont et viennent selon leurs disponibilités. «L’organisation est très souple, il n’y a aucune obligation. En ce sens, cela n’a rien à voir avec une répétition de musique traditionnelle», explique Laura, l’une des Suissesses du groupe.

Chaque participante est aussi libre de s’exprimer dans la langue qu’elle souhaite. Durant les répétitions, l’espagnol, l’anglais et le français se répondent ainsi au gré des conversations.

Ce lundi soir, les dix-huit personnes présentes, réparties en groupes selon le modèle de leur tambour, forment un grand cercle. Les «tambora» se jouent avec des baguettes, les «allegre» avec les mains, tout comme les «llamador», plus petits et plus aigus.

Apprentissage par onomatopées

Pendant la répétition, Cindy Cedeño recadre gentiment les «allegre», qui ont tendance à trop accélérer. «Faites de petites pauses avant de commencer une nouvelle mesure. Ça fait: ta-kou-ta, … kou-ta-kou-ta», leur indique-t-elle.

Arrivée en Suisse en 2018, la Colombienne Cindy Cedeño a fondé le collectif l'année suivante. Photo Magali Girardin

Ici, les morceaux s’apprennent avec des onomatopées. Une pédagogie non écrite et instinctive, inventée par Jenn del Tambo et Orito Cantora afin de rendre leur musique accessible au plus grand nombre.

Grâce aux onomatopées, aucune connaissance préalable n’est nécessaire

CINDY CEDEÑO, FONDATRICE DE LA RED DE TAMBORERAS DE SUIZA

«Grâce à cette méthode, aucune connaissance préalable n’est nécessaire pour intégrer l’ensemble», explique Cindy Cedeño. «Surtout, cela nous permet de partager le même langage que les femmes de Colombie ou d’ailleurs.»

Après le 8 mars, les membres de La Red attendent avec impatience le mois de mai. Jenn del Tambo et Orito Cantora viendront alors en Suisse pour donner des ateliers et participer à deux mois d’intenses répétitions. Surtout, les deux mentors contribueront de nouveau à la grève du 14 juin. Et cette fois, elles auront leurs tambours.

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