L’éclatement de la guerre en Ukraine en février 2022 a repeint en bleu et jaune un grand nombre de champs politiques en Suisse: l’asile avec son flot de réfugiés ukrainiens, le budget de l’armée revu à la hausse, la crainte d’une pénurie de gaz et d’électricité en hiver, le retour de l’inflation et la perte de pouvoir d’achat des ménages.

Le grand chamboulement géopolitique qu’a entraîné cette guerre a aussi remis sur le devant de la scène la question de la neutralité.

Soumis à une incroyable pression internationale, le Conseil fédéral a décidé en quelques jours de suivre l’essentiel des sanctions européennes contre la Russie, et de ne plus seulement agir pour éviter que celles-ci soient contournées en Suisse, comme par le passé.

L’UDC a immédiatement dénoncé une trahison de la neutralité suisse et cela a fait sortir de sa retraite son vieux tribun Christoph Blocher, qui a appuyé le lancement d’une nouvelle initiative populaire pour graver ce concept dans le marbre.

Depuis un an et demi, le thème de la neutralité a constamment occupé l’agenda politique. Les décisions de la Suède et de la Finlande de tourner le dos à leur neutralité pour intégrer l’OTAN ont fait bouger les fronts en Suisse aussi.

Cela a remis en débat la question des relations complexes que la Suisse entretient avec cette organisation, qui assure sa sécurité au cœur de l’Europe.

Le modèle des trois singes

Il n’est dès lors pas étonnant que ses contours soient redessinés aujourd’hui. «La neutralité suisse n’est pas une neutralité selon le modèle des trois singes, qui se couvrent les yeux, la bouche et les oreilles», image le libéral-radical Laurent Wehrli.

Un point de vue partagé, malgré les nuances, par l’ensemble des partis, à la notable exception de l’UDC, qui défend une neutralité intangible.

«C’est l’UDC qui a la position la plus claire dans un contexte de campagne électorale», analyse Oscar Mazzoleni.

Le politologue à l’Université de Lausanne constate toutefois que le premier parti de Suisse mise surtout sur son thème fétiche et plus porteur de l’immigration. «Mais sa position sur la neutralité est un élément de la vision plus large défendue par l’UDC selon laquelle la Suisse doit maîtriser ses frontières et sa destinée. »

Autre sujet lié à la neutralité, la question des réexportations de munitions ou d’armes suisses de pays européens vers l’Ukraine tourne au véritable casse-tête, qui divise le Conseil fédéral et la majorité du parlement.

Sur ce point, le Conseil fédéral se montre inflexible et résiste aux fortes pressions européennes. Jusqu’à la raideur parfois, lorsque le président de la Confédération Alain Berset dénonce ce printemps la «frénésie guerrière» des élus, expression maladroite qui provoque un tollé jusqu’au-delà des frontières et que le Fribourgeois s’empressera de regretter.

L’étrange alliance

Au parlement, cette question conduit à une étrange union de circonstance contre les réexportations entre l’UDC, rangée sous la bannière de la neutralité, et les Verts arborant leur vieux drapeau pacifiste. C’est aussi l’un des rares sujets où la division entre PS et Verts dépasse la nuance.

Cela laisse tout de même une majorité théorique au parlement en faveur des réexportations d’armes, avec le PLR, le Centre, les Vert’libéraux et le PS. Celle-ci n’a pas pu se concrétiser encore derrière une position commune.

Ukrainian President Volodymyr Zelensky is displayed on a screen in front of the empty seats of the members of right wing party SVP during his speech to the members of the Swiss parliament, in Bern, Switzerland, Thursday, June 15, 2023. (KEYSTONE/Peter Klaunzer) © © KEYSTONE / PETER KLAUNZER Les bancs vides de l'UDC dans la salle du Conseil national lors de l'allocution du président ukrainien. Berne, le 15 juin 2023.
(KEYSTONE / Peter Klaunzer)

En vue des élections fédérales, presque tous les partis ont intégré la neutralité dans leur programme de campagne. Auparavant, il n’y avait guère que l’UDC à en faire une priorité.

Il n’empêche que la neutralité occupe le devant de la scène à intervalles réguliers. Comme il y a quelques années lorsque le Conseil fédéral voulait assouplir les règles sur les exportations d’armes, pour des raisons avant tout économiques.

Avant cela, il y a eu notamment la question de la participation de la Suisse au Partenariat pour la paix de l’OTAN, l’envoi de soldats dans les opérations de maintien de la paix au Kosovo ou encore l’adhésion de la Suisse à l’ONU en 2002.

Comme un «chewing-gum»

Mais c’est surtout à chaque nouvelle crise d’ampleur internationale que la neutralité helvétique est mise au défi et adaptée aux circonstances. Et là, il faut remonter à la chute du Mur de Berlin, en 1989, pour trouver un événement comparable. Avant cela, il y a eu les deux guerres mondiales, la fièvre révolutionnaire de 1848 et les guerres napoléoniennes.

C’est d’ailleurs à l’issue de celles-ci, au Congrès de Vienne, en 1815, que la neutralité suisse obtient une solide reconnaissance internationale. Au fil des crises, ses contours ne cesseront d’être retouchés. Au point que l’historien Hans-Ulrich Jost la juge «aussi malléable qu’un chewing-gum».

Son confrère Olivier Meuwly préfère en parler ainsi: «La Suisse est fière de sa neutralité, mais elle n’a jamais été définie comme une fin en soi. Elle a toujours été considérée comme un moyen. »

Un moyen d’abord d’assurer sa sécurité, mais aussi la paix intérieure, d’éviter qu’elle ne se déchire en deux camps, risque bien présent à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, en 1914, explique-t-il. Les débats actuels autour de ce concept s’inscrivent donc en miroir de ceux du passé.

La Liberté

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