«Où sont les hommes?» La question aurait fusé de la bouche de Jean-Marc Richard lors du Kiosque à musique qui s’est tenu à Gingins le 22 octobre dernier. L’animateur de la RTS faisait ainsi référence au peu de voix masculines garnissant les rangs des ensembles invités. Parmi eux les Nyon Singers, un chœur fondé en 1880 sous un autre nom: le Männerchor Liederkranz, en référence à son répertoire de chansons populaires suisses-allemandes.

Constitué d’hommes, comme il était de coutume dans les villages au début du siècle passé, le chœur change de nom et de statut en 2020 afin de se moderniser, mais, surtout, afin d’officialiser le fait que de plus en plus de femmes y chantent. «Depuis de nombreuses années, explique son président Peter Widmer, nous invitions les épouses de ces messieurs dès décembre à venir chanter en prévision de notre concert annuel du mois de mars.» En d’autres termes, le manque d’hommes ne permettait plus d’assurer la prestation une soirée durant. Le chœur est donc devenu mixte. Composé de 25 messieurs en 1998, il compte aujourd’hui 38 choristes, dont 21 femmes.

Entre 10 et 30% de choristes en moins

Le cas des Nyon Singers illustre une réalité qui, sans être nouvelle, s’est accentuée avec la pandémie. Certaines chorales peinent à recruter et les effectifs sont globalement à la baisse. Selon Frédéric Dang, vice-président de l’Ensemble choral de la Côte (ECC), «les chœurs ont perdu entre 10 et 30% de leurs membres depuis le covid.»

Ce chanteur aguerri évoque la perte d’une vingtaine de choristes à l’ECC, qui compte désormais 16 hommes pour 37 femmes. Un ratio de un tiers deux tiers qui tient lieu de moyenne dans le canton de Vaud. «Certains n’ont même plus de chef, la baisse des effectifs entrainant une baisse des cotisations qui ne suffisent plus à couvrir leur salaire.»

Il arrive aussi que des femmes prennent en charge certaines basses ou ténors d’ordinaire assurés par des hommes. Un pis-aller selon plusieurs directeurs et directrices interrogés, mais qui permet d’assurer un minimum d’équilibre choral.

«L’homme est plus introverti que la femme»

Cette désaffection chronique, qui connaît néanmoins de nombreuses exceptions (encadré), interroge aussi du côté de l’Ensemble vocal de Terre Sainte: «Si j’étais journaliste, je me demanderais ce qui rend cette activité moins attrayante pour les hommes», remarque, taquin, son directeur Serge Ilg. Nous lui retournons la question. «Peut-être que l’homme est plus introverti que la femme, car quand on chante, on s’expose.»

Les fanfares ne connaissent pas ce problème, beaucoup d’hommes y participent.

Nicolas Reymond, président de la Conférence des sociétés chorales vaudoises

Une mise à nu qui engage une part de soi. «Avec sa voix, on s’exprime plus intimement qu’avec un instrument, estime pour sa part Nicolas Reymond. D’ailleurs, les fanfares ne connaissent pas ce problème, beaucoup d’hommes y participent.» Selon le président de la Conférence des sociétés chorales vaudoises, il y aurait une corrélation entre le fait que les hommes expriment moins leurs émotions en société et la pénurie de voix mâles dans les chœurs.

Une gêne qui affecterait moins directement les chœurs d’hommes, où l’esprit de camaraderie prédomine. A Coppet, le Chœur du Léman a même vu ses rangs se garnir de sept nouveaux arrivants ces deux dernières années. Grâce au bouche-à-oreille. «On arrive à se maintenir malgré les départs naturels (ndlr: déménagements, décès), constate son président Jean Pascaud. Pour des questions de répertoire, d’arrangements et de tonalité, c’est souvent plus intéressant pour un homme de chanter dans un chœur masculin.»

Imaginaire collectif: un loisir vieillot?

A cela s’ajoute la proximité physique des corps, une donnée plus sensible dans les chœurs mixtes. «On est collés les uns aux autres», avance Edwige Clot, présidente de la Société cantonale des chanteurs vaudois (SCCV), qui organisera sa grande fête, la 50e du genre, à Gland en mai 2023. Celle qui se souvient, qu’enfant déjà les hommes manquaient à l’appel, pointe également la question des représentations sociales. «Il est plus facile pour un homme de dire ‘je joue au tennis ou au foot’. Un jeune récemment arrivé dans une chorale que je dirige m’a dit que chanter dans un chœur n’était pas très crédible auprès de la population et pas très fun.»

Ce cliché de loisir vieillot est pourtant contrebalancé par le succès récent de certaines créations. Comme à Montreux, le show «Odyssey», porté par la chorale Tale of Fantasy et ses septante jeunes âgés de 25 à 30 ans. Ou le spectacle «Le Messie» de Haendel présenté à Nyon début octobre par l’Ensemble choral de La Côte avec une mise en scène originale proche de l’opéra.

«Les gens picorent plus de nos jours»

Ces deux exemples illustrent un nouveau mode de production de l’art choral. «Les chœurs ont longtemps fonctionné avec des répétitions hebdomadaires tout au long de l’année. Or, aujourd’hui, il est plus difficile de fidéliser. Ce qui marche mieux, ce sont les projets limités dans le temps», éclaire Céline Grandjean. L’actuelle présidente de l’Association vaudoise des directeurs de chœurs a codirigé les chœurs lors de la dernière Fête des Vignerons: «Sur ce projet, nous n’avons eu aucun problème pour trouver les 900 choristes.»

Selon elle, les difficultés rencontrées par certains ensembles s’inscrivent dans un bouleversement plus général des pratiques culturelles et sociales, marqué par une volatilité plus grande de la fréquentation, notamment au sein des sociétés locales. Comme le remarque Bernard Ducret, directeur du chœur mixte de Saint-Oyens, «les gens picorent plus de nos jours, ils veulent moins d’engagement fixe pendant six mois.»

Faire évoluer le répertoire

Traditionnellement lié en Suisse romande aux chœurs de village et aux paroisses, l’art choral n’est de loin pas à l’agonie. Certes, «la réalité des fêtes populaires et des paroisses a fondu», estime Serge Ilg, compliquant en quelque sorte le passage de témoin. Mais au sein de certains chœurs, on s’active pour se rendre attractif. A l’EVTS par exemple, on n’a pas hésité à moderniser le répertoire, jugé trop classique, en l’ouvrant au jazz et à des pièces contemporaines «audibles».

On sent que les gens veulent à nouveau chanter et faire des concerts.

Céline Grandjean, directrice de l’Association vaudoise des directeurs de chœurs

Même son de cloche chez les Nyon Singers, où l’on mise sur un répertoire panaché entre œuvres classiques, chansons harmonisées (très en vogue dans les années 1990), airs de comédies musicales et registre traditionnel vaudois.

Constatant que le bouche-à-oreille ne suffisait plus, son président Peter Widmer a lancé il y a quelques années une journée portes ouvertes, précédée d’une annonce dans la presse locale. La mesure a permis de recruter trois hommes en 2021 et quatre en 2022. Preuve, selon lui, «que certaines personnes sont à la recherche d’une société pour participer à des projets communs». Après le coup de grâce pandémique, le chant titillerait-il à nouveau ces messieurs? C’est aussi ce que pense Céline Grandjean: «On sent que les gens veulent à nouveau chanter et faire des concerts.»

A Saint-Oyens, le chœur au centre du microcosme villageois
A Saint-Oyens, les années passent et le chœur mixte demeure. Entre la plus jeune qui a 17 ans et René, 86 ans, «qui se tient droit comme un ‘i’», une soixantaine de choristes, pas mal de couples dont 17 hommes, font vivre la chorale. Moyenne d’âge: «45-50 ans», assure son directeur Bernard Ducret. En mars prochain, elle fêtera ses 50 ans avec un spectacle-jubilé qui comprendra une partie théâtrale mise en scène par Yvan Barbey, du Théâtre des trois petits tours. «Huit tableaux évoquant la vie du chœur, ses babillages.»

Chorale de saint Oyens en concert a Gimel Le 2.4.2022 © photos ADN Michel Perret

Le choeur mixte de Saint-Oyens, lors de sa dernière soirée au printemps dernier. La prochaine, ce sera pour les cinquante ans de l'ensemble. © photos ADN Michel Perret

Serait-ce l’air de la campagne, le fait que moins d’activités y sont proposées qu’en ville, qui permet à l’ensemble de se renouveler? Bernard Ducret le pense. Et puis il y a l’ambiance, le chœur comme lieu de rencontres, des répétitions échelonnées entre fin août et fin mars, «soit six mois, une durée qui convient bien aux chanteurs», précise-t-il. Il mentionne également un répertoire qui plaît dans la région, entre chansons harmonisées, pièces africaines et airs grand public en anglais («We will rock you»). Ainsi qu’un souci du détail dans le travail vocal «qui fait que les hommes ont envie de venir chanter».
Autre pilier essentiel de cet équilibre: l’existence depuis 1994 d’un petit chœur d’une quinzaine d’enfants avec un effet vase communicant. «Quatre ou cinq chanteurs de notre ensemble ont fait partie du petit chœur», remarque Bernard Ducret. Le fait que la Jeunesse du village tienne la buvette avant et après chaque concert annuel a aussi permis de séduire quelques oreilles.

Le fragile équilibre des chœurs mixtes de la région

Souvent en manque de voix masculines, un phénomène accentué par le covid, les chœurs mixtes peinent à recruter. Incitant certains à renouveler leur répertoire et à imaginer d’autres formes de création.