La semelle suspendue en l’air, on ose à peine poser le pied dans le jardin d’Alain Chanson, à Eclépens. On aurait trop peur d’écraser une orchidée sauvage.

Ces fleurs rares s’épanouissent sur le Mormont, un site exceptionnel pour la biodiversité. C’est là que s’est installée la première Zone à défendre (ZAD) de Suisse entre octobre 2020 et mars 2021. Un collectif l’a créée pour tenter d’empêcher l’extension de la carrière du cimentier Holcim. Une décision toujours en suspens auprès du Tribunal fédéral.

Par contre, le permis de creuser la colline dans le périmètre actuel, qui échoit fin juin, a été prolongé de cinq ans ce lundi 14 juin par le canton de Vaud. «Nous sommes pour la protection du Mormont, mais nous ne nous sommes pas opposés à l’extraction dans la carrière actuelle, affirme Alain Chanson. Tant qu’elle est remise en état!»

La carrière du Mormont exploitée par Holcim, photographiée en 2020. Archives Cédric Sandoz

L’Eclépanais connaît les lieux par coeur, contrairement aux jeunes zadistes. Lorsqu’ils sont arrivés, il s’est précipité sur cette colline pour les rencontrer et les alerter sur les trésors floraux qu’elle abrite. Une évidence, pour celui qui a fondé et préside encore l’Association de sauvegarde du Mormont en 2013 et qui est vice-président de Pro Natura Vaud. «On leur a donné des consignes, signé une charte de non-violence», détaille-t-il.

En 2013, j’avais dit que je m’attacherai à un arbre. Les zadistes ont fait ce que j’aurais voulu faire.

Alain Chanson, biologiste et défenseur du Mormont

Il marque une pause, avant de poursuivre: «C’est fou. En 2013, j’avais dit que je m’attacherai à un arbre. Ils ont fait ce que j’aurais voulu faire.»

Des arbustes au nom des zadistes

Aujourd’hui, un lien fort lie encore Alain Chanson à ces jeunes militants, qui l’ont surnommé «le volubile guide». «Regardez, dit-il en montrant de petits arbustes récemment plantés, ils ont tous un nom de zadiste. Celui-ci, c’est Papillon. Celui-ci, c’est Acera».

Les zadistes ont surnommé Alain Chanson «le volubile guide». Il ne manque jamais une occasion de partager sa passion pour les plantes, même pendant la séance photo. Photo Cédric Sandoz

Petit détail piquant: leur feuillage en devenir doit dissimuler sa terrasse de celle de ses voisins, une famille liée à Holcim. C’est que dans son village d’Eclépens, Alain Chanson n’est pas très apprécié. Il fâche, même. Holcim est un contribuable important, qui permet à la commune d’avoir le taux d’imposition (46%) le plus bas du canton…

Face à cette hostilité, son épouse Nicole le soutient. «Cette chape de mécontentement est parfois fatigante, mais on sait que c’est légitime, qu’il y a une vraie cause. Ça fait depuis qu’on se connaît, bien avant qu’on y habite, qu’il s’énerve sur la situation du Mormont», confie Nicole Chanson.

Le Tribunal fédéral doit prochainement décider si Holcim peut poursuivre l’exploitation du Mormont. Mais ce n’est pas le seul levier: l’initiative lancée par les Verts du district de Morges, dont Alain Chanson fait partie, a abouti le 16 mai dernier. La population vaudoise devrait voter sur la question.

A la recherche du spermatozoïde perdu

Dix ans de combat pour le Mormont. De la persévérance, Alain Chanson n’en manque pas. D’où lui vient-elle? De sa pratique de la médecine reproductive.

On vous avoue que nous non plus, on n’a pas tout de suite compris le lien. Le biologiste nous décrit alors son activité: scruter inlassablement une biopsie testiculaire pour y trouver le dernier des Mohicans, le petit spermatozoïde qui aura survécu. Celui qui permettra de donner la vie… «C’est là que j’ai appris à être tenace. Je ne lâche rien», affirme-t-il.

Le scientifique a connu un certain succès dans cette activité. Et pourtant, il y est arrivé presque par hasard.

Un bébé et une opportunité professionnelle

Le hasard, ou le destin? Malgré de nombreuses tentatives de fécondation in vitro (FIV) en clinique privée, Alain et son épouse Nicole ne parviennent pas à concevoir un enfant.

Au début des années 1990, une nouvelle unité prend forme au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Le couple s’y dirige.

Très vite, Nicole tombe enceinte. Pendant leurs rendez-vous de contrôle, le médecin, qui connaît la renommée d’Alain Chanson en tant que biologiste, essaie de le recruter. Une situation étrange pour le futur père, qui refuse de se prononcer pendant toute la grossesse.

Lorsque leur fille Chloé naît en 1994, il accepte. «Je voulais aider les autres à devenir parents», glisse-t-il.

Pour passer de la biologie végétale, sa première formation, à la biologie humaine, il doit tout réapprendre, même s’il avait déjà expérimenté la culture in vitro… d’orchidées!

Jouer aux Indiens dans les forêts morgiennes

La passion des plantes n’a pour autant jamais quitté Alain Chanson. La preuve, impossible de faire deux pas dans la prairie derrière sa maison sans qu’il s’extasie. «Des orchidées, il y en a plein. Celle-ci, on l’appelle l’homme pendu, à cause de la forme de ses fleurs!»

Son amour pour ces fleurs locales transparaît dans le film «Les Gardiennes du Mormont» de Romain Seignez, récemment publié sur YouTube. En duo avec la biologiste Joëlle Magnin-Gonze, il explique dans ce documentaire de 15 minutes l’importance et la diversité de cette flore.

Une orchidée «homme pendu», dont les fleurs ressemblent à de petits bonshommes suspendus dans le vide. Photo Cédric Sandoz

La région morgienne, c’est toute l’enfance d’Alain Chanson. Son grand-père était postier et magasinier à Grancy. «Nous, on était tout le temps dans la nature, à faire des cabanes et jouer aux Indiens», raconte le Morgien dont le père travaillait comme caviste.

A Grancy, on était tout le temps dans la nature, à faire des cabanes et jouer aux Indiens.

Alain Chanson, biologiste et défenseur de la colline du Mormont

A 10 ans, après un examen d’entrée, il part avec son frère aîné Edouard pour le collège à Lausanne grâce à une subvention cantonale.

Entre la ville et la campagne

Les trajets en train sont longs, et les garçons se sentent déracinés. «On n’avait des amis ni à un endroit ni à un autre. Nous, les enfants, étions trop jeunes pour sortir en ville, et à la campagne, nous étions ostracisés car nous allions étudier à la ville», confie-t-il.

Les études le comblent, alors il s’accroche. Le gymnase de la Cité, puis l’université de Lausanne, option biologie végétale, car en botanique, sa passion, il n’y a pas de débouchés.

Diverses places de doctorat s’offrent à lui. Il se lance dans une recherche en physiologie végétale.

Un petit détour par la Californie

Juste après sa thèse, en 1982, il se voit proposer un poste en Californie. Il part avec son épouse, qui y étudie la musique pour devenir enseignante de piano.

Deux années «merveilleuses» au terme desquelles Alain Chanson revient à son alma mater, l’Université de Lausanne. Il y enseigne pendant 10 ans. Et puis ce sera ce fameux virage en 1994, qui l’amènera à la médecine reproductive.

Alain Chanson aura 70 ans l’année prochaine. Une date hautement symbolique, car elle marquera la fin de son combat pour le Mormont. «Je me suis fixé cette limite: dans un an, je me retirerai. Il y a la santé, aussi. Je fatigue», lâche-t-il doucement.

C’est une autre vie qui l’attend, pleine, espère-t-il, de voyages et de festivals de musique. Avant de revenir, toujours, au pied du Mormont tant aimé.

En dates
1953 Naissance à Morges
1981 Obtention de son doctorat en physiologie végétale
1981 Mariage avec Nicole
1982-1994 Divers postes d’enseignement et de recherche en biologie
1994 Naissance de sa fille Chloé. Julie naîtra deux ans plus tard
1995 Chimiste au CHUV dans le domaine de la médecine de la reproduction
2013 Fondation de l’Association de sauvegarde du Mormont
2022 Candidat non-élu au Grand Conseil vaudois pour les Verts

Vaud: le canton reconduit le permis d’exploiter la carrière du Mormont

Le permis du cimentier Holcim pour creuser la colline a été prolongé de cinq ans, permettant l'extraction d'environ un million de m3 de calcaire.