Depuis sa maison d’Undervelier non loin de Delémont, Isabelle Sbrissa confie apercevoir le grand sapin au fond de son jardin. Et au-delà, les champs, la forêt où l’on ne progresse plus qu’à pied. En ce jour d’«un jaune très bizarre», dense et sablonneux, il pleut comme il pleut sur la page de couverture de son livre paru aux Editions Héros-Limite. Les lettres y ruissellent de haut en bas comme dans un calligramme d’Apollinaire. «Tout tient tout»: un titre qui suggère l’unité du monde quand le langage n’y découpe pas en le nommant, le halo d’une bougie, un lac ou un rameau.

Un quatrième recueil qui fait notamment suite à «Ici là voir ailleurs» (2018) et qui lui a valu cette année un Prix suisse de littérature. Une jolie reconnaissance pour celle qui a débuté par des pièces de théâtre parues chez Bernard Campiche Editeur avant de se consacrer il y a dix ans à la poésie.

«La langue n’est jamais stabilisée»

A l’intérieur, au fil des pages alternent tricots de prose sans ponctuation et ceux qu’elle appelle ses «poèmes-colonnes». Suites de vers dégringolants qui disloquent les mots, rejettent à la ligne des syllabes, d’autres mots, démultipliant les possibilités de lien, de sens. «Ce livre est une invitation à reconsidérer la langue dans ce qu’elle peut relier et dans ce qu’elle défait, explique Isabelle Sbrissa. Car si je dis arbre, on ne voit pas les racines, mais si je dis racines et branches, alors l’arbre apparaît scié.»

Ce livre est une invitation à reconsidérer la langue dans ce qu’elle peut relier et dans ce qu’elle défait

Isabelle Sbrissa, poétesse

Une démarche qui peut déboussoler de prime abord. Pourtant, de la découpe insolite des vers surgissent bientôt, dans une syntaxe intacte, une réflexion sur le poème, des impressions charnelles, des fragments d’existence entre ciel, terre, nuit, neige. Désir et solitude. «Tout bouge, passe, se transforme, la langue n’est jamais stabilisée.»

Joueuse, elle va de l’avant, buissonnante, s’ouvre à ce qui survient, «ce qui implique parfois des choses potaches, sans sens immédiat», comme les deux syllabes «au au» que l’on découvre côte à côte sur la même ligne, issue des mots «oiseau» et «autocollant». «La langue, c’est aussi de la petite musique, c’est aussi quand c’est mal dit, inapproprié, quand on balbutie.» Un peu à la manière des jeunes enfants qui font «des bulles avec un tout petit son».

Une pratique pour être heureuse comme le Chi Gong

Tel est la visée du poème. Puissance d’accueil, il devient un lieu de «confluence» entre l’activité expérimentale sur la langue et le lyrisme de l’expression. Il prend place dans l’existence comme le potager où l’aneth et le tournesol, «des choses accueillies et non semées au départ», poussent sans qu’elle l’ait voulu. Il offre une respiration, convoque le corps et la sensation, comme le Chi Gong auquel elle se forme quotidiennement. C’est aussi, dit-elle, une pratique pour être heureux. «ça me détend.» Et l’on dirait que ça marche… «Disons que je vais mieux que quand j’avais 18 ans.»

La langue, c’est aussi de la petite musique, c’est aussi quand c’est mal dit, inapproprié, quand on balbutie

Isabelle Sbrissa, poétesse

L’enfance à Coinsins et le retour à la campagne

Née à Genève en 1971, Isabelle Sbrissa a grandi à Coinsins, dans la maison de son père. «Avec ma sœur, nous avons beaucoup marché dans la campagne en sortant des chemins battus. J’ai adoré faire ça. On papillonnait au bord de la rivière, c’était beau d’aller à travers champs, de fixer le sommet d’une colline et d’y monter.»

Une mémoire agreste qui n’est sans doute pas étrangère à son départ de la cité de Calvin pour une petite vallée retirée du Jura. «C’était quelque chose de déménager toute seule, de bouger les papiers, je n’étais pas sûre.» Et puis, la vie de village aidant, la solitude s’apprivoisant, elle s’y est officiellement installée il y a un an après beaucoup d’allers-retours. Se rapprochant peu à peu de personnes rares en ces lieux et d’autant plus précieuses, avec qui par exemple tenir l’épicerie associative où l’on vend du bio en vrac. «J’ai rencontré beaucoup de gens créatifs, qui ont envie d’inventer une vie collective ensemble.»

Dans le recueil, on croise ainsi un voisin qui dit en silence que les courgettes donnent, quelqu’un qui bricole dans son hangar, offre des fraises. Tandis qu’omniprésente et retirée, la voix constate «l’inimportance de l’affairement à la vie».

Le KHADIE : une bibliothèque ambulante à partager entre amis
Un poème, ça peut s’écrire dans la solitude d’une maison. Mais ça peut aussi se partager à haute voix, entre amis. C’est de ce désir rassembleur de lecture qu’Isabelle Sbrissa et Nathalie Garbely ont imaginé Le KHADIE. Sorte de bibliothèque ambulante de poésie qui, comme son nom le suggère, tient dans un chariot. «Pas celui métallique des supermarchés, mais celui personnel, en tissu, avec deux roulettes», précise Isabelle. De 2014 à 2020, les deux femmes ont ainsi colporté un large assortiment de recueils en plusieurs langues, glanés notamment auprès de maisons d’édition, se faisant inviter dans la cuisine de privés ou par des librairies et des bibliothèques publiques. Avec une proposition simple: «On déballe, chacun regarde ce qu’il a envie de lire et on discute. Il y a un réel plaisir à faire ça ensemble, car la poésie résiste à la lecture solitaire. Souvent, on n’est pas assez patient et inventif, moi la première.» A l’arrêt depuis le Covid, le KHADIE pourrait prochainement reprendre du service, avec de nouvelles trouvailles autour desquelles se réunir.

Informations pratiques

«Tout tient tout», Isabelle Sbrissa, Ed. Héros-Limite, 80 pp.

Coinsins: Isabelle Sbrissa, le poème comme puissance d’accueil

Enfant de Coinsins aujourd’hui établie dans le Jura, Isabelle Sbrissa noue et dénoue la langue en une confrérie de poèmes dans «Tout tient tout», livre honoré d’un Prix suisse de littérature.