«Je vous préviens, ça ne va pas être le bilan d’un prof sur un nuage qui gère cette dernière ligne droite tranquillement et profite d’une fin de carrière tout en douceur en s’appuyant sur des acquis accumulés durant sa longue expérience.» Nous sommes à une semaine tout pile de la rentrée scolaire aux Rojalets, le collège de Terre Sainte. Assis de l’autre côté d’un pupitre du premier rang, Yves Cudré annonce la couleur avant de se livrer: pas question de passer une couche de vernis sur l’histoire qu’il s’apprête à partager.

Si tout se passe bien, cette rentrée devrait être la dernière de l’enseignant de 58 ans. Une 31e et ultime année débutera alors pour ce professeur qui a passé toute sa carrière à Coppet, entre les Rojalets et le collège Necker. «Normalement, je devrais travailler jusqu’à 62 ans, mais je compte prendre une retraite anticipée.»

Yves Cudré souhaite s’arrêter là. Pourtant son enthousiasme pour l’enseignement demeure intact, – «A mon sens, ça reste LE métier» – de même que son attachement aux élèves – «Des jeunes, extraordinaires, captivants».

Le poids de l’administratif

Non, si le Nyonnais veut passer à autre chose, c’est parce qu’il a décidé de ne pas ignorer le cri d’alarme lancé par son corps à la fin 2020: une grosse fatigue qui lui a valu plusieurs semaines d’arrêt et une reprise à 50%, une première en trente ans de carrière.

L’aboutissement d’un surmenage avec des semaines de 55, voire 60 heures de travail. «Aujourd’hui, il faut rester au plus près du programme, digresser prend beaucoup de temps. Fonctionner comme il y a quinze ou vingt ans vous fera finir dans le rouge. Cela a été un peu mon cas», concède le prof.

Qu’est-ce que c’est être un bon enseignant? C’est une question centrale à laquelle je n’ai toujours pas de réponse.

Yves Cudré enseignant à Coppet

La faute aussi à une charge administrative qui a considérablement augmenté au fil les années, selon celui qui enseigne actuellement les mathématiques et l’informatique. «Avant, c’était le casier du prof en salle des maîtres qui se remplissait de circulaires. Aujourd’hui, ce sont les boîtes mail sans fond qui ont pris le relais.»

Leçons d’abeilles
Depuis 2013, Yves Cudré s’occupe d’une quinzaine de colonies d’abeilles, une activité qu’il exerçait déjà avec son père jusqu’à ses 20 ans. «L’apiculture est très importante pour mon équilibre, cela m’apporte beaucoup de calme, explique Yves Cudré. Observer la vie d’une ruche m’apprend beaucoup de choses sur la vie en société et le fonctionnement d’un groupe. Et puis, il y a des parallèles intéressants avec ma vie d’enseignant: si on est nerveux, fatigué ou contrarié en présence des abeilles, elles le sentent et cela complique les choses. Ce n’est pas très différent avec des élèves.»

Demandes de rapport à destination des autorités scolaires et des parents, suivi et prise en compte des particularités de chaque élève: «On se prémunit d’une foule de choses quitte à succomber parfois aux affres d’un juridisme toujours plus présent.»

Le temps passé à remplir ces différentes tâches administratives vient s’ajouter à celui consacré aux cours et à leur préparation. «La logique voudrait que l’on adapte son travail en conséquence, moi je n’ai pas été capable de le faire. Cela m’a usé. Clairement.»

La certitude d’être l’homme de la situation

Au point de ne plus être en mesure de donner autant à ce métier qu’il estime tant. «Qu’est-ce que c’est être un bon enseignant? C’est une question centrale à laquelle je n’ai toujours pas de réponse. Je suis sûr de l’avoir été, mais maintenant?»

Ces doutes et questionnements, Yves Cudré était loin de les avoir au début sa carrière en août 1991. Au contraire, alors âgé de 29 ans, le natif de La Cure qui a auparavant travaillé dans une fiduciaire ou encore dans le milieu bancaire, est persuadé d’être «l’homme de la situation».

Il faut dire qu’il sort tout juste de l’école normale avec, en poche, un prix de pédagogie et un autre de psychologie. «Je me sentais capable de tout affronter, une comète pouvait nous tomber sur la tête, j’aurais pris tout le monde sous mon bras pour les mettre à l’abri. Avec le recul, je pense qu’il y avait de l’arrogance. Evidemment.»

De l’émotion à gérer

Ses certitudes seront ébranlées quelques années plus tard, lorsqu’il s’intéressera aux élèves en difficulté. «Une population en rupture avec les exigences scolaires qui nous envoie dans les cordes et nous confronte à nos limites. Du coup, je n’étais plus du tout certain d’être l’homme de la situation.» L’enseignant doit alors apprendre à accepter que pour certains de ses élèves, il n’ait pas toujours de bonne réponse.

Je me sentais capable de tout affronter, une comète pouvait nous tomber sur la tête, j’aurais pris tout le monde sous mon bras.

Yves Cudré enseignant à Coppet

Alors forcément lorsqu’un de ses élèves au parcours sinueux monte sur la scène de l’aula pour serrer la main du directeur et recevoir son diplôme… «C’est une émotion folle lorsque l’on sait d’où il est parti pour en arriver là. Non vraiment, c’est quelque chose ces journées de promotions…» Un rituel fondamental comme l’est celui de la rentrée des classes. «Même si elle doit être ma dernière, j’essaye de l’aborder de la façon la plus sereine possible et de tenir l’émotion à distance.»

Coppet: une dernière rentrée douce-amère pour ce prof des Rojalets

Pour Yves Cudré, cette 31e rentrée scolaire sera la dernière. L’enseignant qui a fait toute sa carrière à Coppet revient avec nuance et sincérité sur une carrière qui a connu des hauts et des bas.