«Regardez-moi ces bécasses comme elles sont magnifiques! Un habitué m’a appelé de Dubaï et m’a dit qu’il souhaitait que je lui cuisine ce plat demain soir. Je vais faire un salmis avec une sauce liée au foie gras. J’ai autant de plaisir à travailler ce type de produit qu’un plat du jour», explique avec gourmandise Jean-Michel Colin.

L’emblématique chef de l’Auberge du Soleil, même s’il n’a à l’évidence pas perdu sa passion du métier, s’apprête à rendre son tablier après avoir dirigé l’établissement durant trente-deux ans. Le dynamique septuagénaire accomplira son dernier service le 21 décembre. Sans pour autant remiser sa blouse de chef, poursuivant, notamment, le service haut de gamme pour des particuliers: «Je suis un artisan qui a toujours aimé ce qu’il faisait, je vais continuer à transmettre ma passion.»

C’est le hasard d’une rencontre avec une Bursinoise, à qui Jean-Michel Colin avait donné des cours de cuisine, qui l’a conduit au Soleil. Lorsqu’il s’est agi de réagencer la cuisine de l’auberge communale, cette dernière a pensé au jeune chef. Il œuvrait, depuis 1973, en tant que second aux côtés de Frédy Girardet à l’Hôtel de Ville à Crissier. «Je suis venu pour rendre service et je ne suis plus reparti! Quand j’ai su que l’établissement était à remettre, j’ai saisi cette opportunité. Il y avait un café, un restaurant, un salon, deux terrasses, le tout face au Mont-Blanc et entre deux sorties d’autoroute. Je me suis tout de suite plu ici», se souvient-il.

Nage à contre-courant

Jean-Michel Colin est alors un des premiers chefs à proposer une cuisine gastronomique au sein d’une auberge communale. «J’ai voulu en faire un établissement élégant, pas luxueux, et proposer des choses superbes qu’on ne pouvait pas s’offrir chez soi. Les journalistes gastronomiques m’ont critiqué, ils m’ont soigné, mais je suis tenace!»

La cuisine, ce n’est pas des mathématiques avec des points et des notes.

Jean-Michel Colin cuisinier

Même s’il a figuré longtemps dans les guides – une étoile au Guide Michelin pendant des années et 13 sur 20 au Gault& Millau durant trente ans – aujourd’hui il les égratigne volontiers: «La cuisine, ce n’est pas des mathématiques avec des points et des notes. Et ce ne sont pas les guides, pas toujours objectifs, qui ont fait venir la clientèle.»

Né sous le signe des Poissons et avec un nom pareil, c’est peu dire que le Colin est un poisson rare. A l’image des espèces aquatiques, il nous file parfois entre les doigts, tellement son envie de partager sa passion du métier et ses anecdotes l’emmène à sauter du coq à l’âne. Il raconte notamment le récit de sa chute dans un cours d’eau, à Begnins où il habite, en cueillant de l’ail des ours pour un de ses plats, en passant par ses imitations de la voix de Frédy Girardet ou encore ses rencontres avec Peter Ustinov. Il admirait énormément l’acteur à qui il avait offert des fraises à la crème, accompagnées de glace, pour son 80e anniversaire: «Il y avait mis aussi sec son produit contre le diabète!»

Toqué et tocard

Si le Colin nous file entre les doigts, c’est aussi parce qu’il est quasi impossible d’avoir un entretien avec lui sans être interrompu. Les clients de midi qui ont terminé leur repas tiennent absolument à le saluer et lui-même laisse rarement s’échapper un de ses convives sans lui glisser un mot. Car si l’on vient à l’Auberge du Soleil, c’est autant pour sa cuisine goûteuse et opulente, tant au restaurant qu’au bistrot, que pour le personnage truculent. L’abondance est dans l’assiette comme dans l’échange avec les clients. «La cuisine, c’est un métier de passion et de générosité», affirme le chef pour qui le bonheur à table est une valeur sacrée.

Mais ne nous méprenons pas, le Colin n’est pas qu’un doux agneau. Désireux de transmettre sa passion, il est exigeant, voire parfois très dur avec ses apprentis, allant jusqu’à les faire pleurer. Elodie Schenk en sait quelque chose (lire encadré). Volcanique, il se montre aussi gouailleur envers ses détracteurs. «Je suis un cuisinier unique, quelqu’un de spécial! J’ai été le second pendant quatorze ans du meilleur cuisinier du monde (ndlr: Frédy Girardet) puis désigné, à mes débuts à Bursins, comme le tocard du mois dans un des suppléments suisses du Gault&Millau avec une toque découpée en bonnet d’âne!»

«La maison est magnifique»

Dès février 2020, Xavier Gombaud sera le nouveau maître à bord de l’Auberge du Soleil. «J’ai souhaité reprendre l’établissement, car la maison et magnifique, le village est beau, j’éprouve le besoin de vivre dans cette région que j’aime beaucoup, où existe cette proximité avec le terroir, entre vigne, lac et montagnes», explique-t-il. Le chef de 44 ans, Français d’origine mais travaillant en Suisse depuis ses 22 ans, proposera une cuisine de type bistronomique, faisant la part belle aux produits du terroir – mais aussi de la mer. Le quadragénaire, marié à une Valaisanne, s’est formé à l’Ecole hôtelière à Bonneville. Son parcours professionnel l’a amené en France puis dans toute la Suisse, en Valais, sur Vaud et Fribourg. Il a notamment œuvré aux côtés de Roland Pierroz à Verbier, au Mont-Blanc à Crans-Montana, au Casino à Morges et à l’Alpha Palmier à Lausanne.

Bursins: l’Auberge du Soleil resplendit à nouveau

Ibrahim Velija et Maria Couto, un jeune couple, ont repris l’auberge communale de Bursins. Fermée depuis près d’un an, elle rouvrira le 8 mai.